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Économie culturelle : nouvelle donne de réseaux à redessiner.

En Octobre 2012, j’étais invité par Museimpresa à donner une conférence dans la banlieue de Véronne. L’association des musées et archives d’entreprises voulaient avoir un point de vue global sur la façon dont le numérique pouvait changer la valorisation du patrimoine.

Je publie ici la première partie de mon texte. Elle traite des évolutions globales du monde de la culture face au numérique. La deuxième partie traitera plutôt des impacts organisationnels tandis que la troisième partie sera un exemple de parcours utilisateur.

Que peuvent apporter les projets numériques au secteur culturel, à l’heure où celui-ci éprouve encore les plus grandes peines à en intégrer leurs logiques ? A travers quelques exemples basés sur le cas français (les  points de vue internationaux ont été donné surtout à l’oral) comme différents niveaux d’un même mouvement vers une nouvelle économie de la culture mondiale, je vais tenter de dresser un panorama des bouleversements qui attendent ou secouent déjà le monde culturel. Je tenterai également de rapprocher cet état de l’art du secteur culturel de celui d’autres secteurs ayant déjà subi le tournant numérique mais surtout je m’intéresserai à trois éléments d’un même paradigme : le public, le contenu et la marque.

Partie 1 – Économie culturelle : nouvelle donne de réseaux à redessiner.

Le monde de la culture est en pleine mutation ; mais celle-ci n’a rien de paisible. Attaqué par le politique, le secteur culturel doit se recomposer à partir d’éléments divers dont les héritages sont clairement distincts les uns des autres. Aussi bien les publics que les acteurs de la culture sont soumis à des enjeux parfois opposés qui décomposent les réseaux traditionnels et laissent la voie libre à de nouvelles façons d’agencer les mondes de l’art.

Le numérique doit jouer un rôle dans cette recomposition, car il présente une façon nouvelle de gouverner la société, de penser la chose politique. Les cultures numériques ne se cantonnent pas à quelques posts sur Facebook ou quelques twittes : elles sont une façon de recomposer l’espace public, elles modifient les façons de penser, elles permettent de recomposer des espaces nouveaux de l’action (qu’elle soit politique, culturelle, économique, etc.).

La mort des musées

Le secteur de la culture doit d’abord faire face à des contraintes économiques nouvelles, où les institutions n’ont plus le contrôle complet de la diffusion. La représentation des œuvres circulant librement, le rapport à l’art se modifie tendant à faire penser que l’aura des œuvres s’amenuise sans que les musées soient capables de la préserver. Pour compenser cela, les nouvelles formes de muséographie tentent de jouer sur le spectaculaire : les musées miment ainsi les lieux de l’Entertainment avec qui ils entrent en concurrence directe sans pour autant en avoir les moyens.

En parallèle et renforçant ce sentiment, on pourrait dire pour schématiser que dans les années 90 les musées ont cessé de remplir leur rôle de curation et ont tenté de dévoiler l’intégralité de leur collection : il s’agissait de répondre aux injonctions nouvelles d’un monde unipolaire où le citoyen-contributeur devait accéder aux biens communs. Cela s’est traduit par des tentatives architecturales plus ou moins réussies qui ont finalement mené à des impasses. Or, cet accès permanent est l’une des promesses du numérique.

Elle se réalise à travers la mise en place de bases de données regroupant l’intégralité des collections. Mais cela ne suffit pas : elle se traduit aussi par la mise en place d’interfaces numériques toujours plus élaborées qui s’inscrivent dans un réseau pervasif. De plus, ces interfaces deviennent personnalisées, rendant effectives les tentatives de s’adresser à tous.

La multiplication des points de contact avec les œuvres se fait donc sur plusieurs fronts : institutionnelle ou non, elle découle d’une conception nouvelle du bien culturel comme bien commun. L’outil numérique qui pourrait faire penser que l’œuvre n’a plus de sens ne doit pas empêcher de maintenir le discours de la présence d’une aura face à la réalité concrète de ces œuvres.

Evidemment, ces évolutions sont encore en cours et elles sont lentes : c’est le propre des institutions muséales que d’enregistrer les changements sociétaux dans la lenteur, pour les rendre pérennes. On assiste donc à l’évolution de ces interfaces entre le public et les fonds de manière disparate, et il est encore possible d’orienter ce changement dans un sens ou dans un autre.

Le devenir média des musées.

L’explosion de la frontière qui faisait du musée un lieu physique de curation autant que ce conflit entre la fonction documentaire de la reproduction et l’aura de l’œuvre, vont engendrer le besoin d’une nouvelle forme de mise en relation des contenus entre eux, et des contenus avec le public. A travers l’outil numérique, celle-ci va apparaitre sous les pratiques éditoriales dérivées de celles déjà connues et mises en œuvre par les institutions culturelles via leurs Éditions, leurs CD-Rom, leurs sites internet. Mais plus encore avec la multiplication des canaux de diffusion et le besoin de définir de nouveaux modèles économiques, les grandes institutions muséales vont tenter d’absorber les milieux encore vifs de la culture, car elles auront besoin des contenus qu’elles se mettront à diffuser. Elles créeront une identité discursive et assumeront leur devenir média.

Il est assez étrange de voir à quel point ce devenir média se fait en complète déconnexion de la TV connectée et a même du mal à intégrer les stratégies numériques. Cela est certainement dû au fait que les métiers de base de nombreuses institutions restent liés non à la diffusion des contenus, mais aux contenus eux-mêmes. La dématérialisation de ceux-ci qu’implique le devenir-média des musées engendre inévitablement une évolution de ces pratiques, qui n’est pas encore prise en compte dans les institutions muséales : là encore, le mouvement va être très lent et il faudrait une volonté politique, ou une force commune à plusieurs institutions, pour que les choses puissent se mettre en place rapidement. En tout état de cause, les structures privées et publiques profitent du même bassin d’emploi et sont donc ici plus qu’ailleurs liées à une politique commune. Une distinction s’effectuera alors entre les diffuseurs et les producteurs de contenu, choix cornélien devant lequel tous les musées ne se trouveront pas, faute de moyen identiques. Heureusement! Il faut bien que certains musées continuent à produire des expositions, des contenus à partir des fonds tandis que d’autres produiront du sens à partir de ces contenus (un sens répondant aux enjeux de la société, pourvu que ces futurs médias soient plus préoccupé d’une identité discursive que d’un audimat).

Les enjeux croisés du public et du privé

Outre l’aspect traitant des ressources humaines évoqué plus haut, le secteur public de la culture et le secteur privé entretiennent des relations étroites qui justifieraient une stratégie cohérente bien au-delà des querelles portant sur la marchandisation d’une activité ou de contenus que nous voudrions protéger. De nouveaux financements des projets culturels sont apparus et permettent des formes de collaborations inédites entre les entreprises. L’exemple le plus flagrant en est le mécénat. En France, les deux types de mécénat les plus appréciés actuellement sont bien évidemment le mécénat numéraire (financier,) mais aussi le mécénat de compétence. Celui-ci consiste simplement à ce qu’une entreprise intervienne directement sur le projet d’une institution en proposant son savoir-faire qui est essentiellement valorisé en retour par des dispositifs fiscaux.

Parfois, le mécénat se confond avec de la régie publicitaire (On a vu le musée d’Orsay afficher de grands placards publicitaires sur les bâches protégeant les travaux en façade), ou encore avec du sponsoring ou la vente de la marque (Le Château de Versailles a récemment été l’objet d’un jeu de la Française des jeux… et je ne reviendrai même pas sur le cas d’école que constitue la marque Louvre). Cet aspect conflictuel n’a pas encore, à ma connaissance, produit d’exemple dans le numérique…

D’autres formes de collaborations existent qui mettent directement en contact les entreprises avec les enjeux des institutions culturelles : il s’agit du Partenariat Public Privé (PPP). Celui-ci pourrait se résumer ainsi : le secteur privé supporte tout l’investissement d’un projet avec pour contrepartie qu’il l’exploite pendant une durée prédéfinie durant laquelle l’institution devra lui verser un loyer, sorte de remboursement de l’investissement qui couvre également les frais de fonctionnement. Je n’ai pas encore rencontré cette forme de financement dans les projets numériques mais j’imagine assez bien que les systèmes d’information derrière nos écosystèmes numériques pourraient le supporter. Imaginons le coût qu’engendre la création de ces bases de données où sont numérisés les fonds entiers d’un musée, ses archives, ses productions visuelles, ses productions éditoriales… Le PPP pourrait prendre en charge la mise en place de data center immenses, à l’heure où les réseaux de télécommunication permettent des transferts de quantité de données de plus en plus importantes et où les logiques de cloud computing mais aussi d’open data légitiment la mutualisation et l’interopérabilité. Nous devrions demander à la BNF ou à l’INA ce qu’ils en pensent ! Ces éléments techniques ne sont pas similaires les uns aux autres, bien sûr, mais ils montrent une évolution des pratiques numériques dans une direction unique de centralisation des moyens et d’éclatement des pratiques.

Comment pouvons-nous considérer ces nouvelles formes de financement ? Devons-nous les importer dans le secteur du numérique ? Et quel intérêt peuvent-elles avoir pour les musées et archives d’entreprise ? Là encore, ces questions devraient être posées de manière consciente avant que la technologie que nous mettons en place les uns les autres de manière individuelle ne nous force ou ne nous empêche à prendre en main l’évolution de notre secteur. Il me semble que les bibliothèques publiques en France et à travers le monde réussissent mieux à coopérer sur le modèle qu’elles constituent au jour le jour : qu’attendons-nous ? Ne laissons pas l’enjeu de la marque muséale et les contraintes liées à la marchandisation du secteur détruire le terreau dans lequel s’étend pourtant ses racines.

Le marché de l’art : galeries, musées et autres lieux de monstration

Le monde de l’art en mutation va de plus en plus devoir négocier son financement avec les acteurs du marché de l’art. Cette mutation ne se fera pas de façon simpliste : elle s’imposera petit à petit par l’interpénétration des zones de monstration. Depuis plusieurs années déjà le monde de l’art se pose la question de savoir s’il faut que les musées d’art contemporain tel que le Centre Pompidou présentent des artistes émergeants dont le destin se joue à la faveur des galeristes. La question n’est pas à trancher ici. Cependant, elle illustre la possibilité pour toute une partie du secteur culturel privé d’établir des liens, d’étendre des réseaux que le secteur public se refuse à assumer.

Au-delà d’enjeux purement économiques de valeur donnée sur le marché de l’art, répondant à des logiques anciennes, il existe l’enjeu de la formation des étudiants en art : il représente une perspective pour créer des réseaux pris en charge par les fondations d’entreprise. Les stratégies numériques ne pourraient-elles pas être appliquées dans le cas des réseaux d’étudiants en art comme elles le sont dans le cas des réseaux d’étudiants d’économie par exemple ? Un modèle est à inventer et il est évident que le ciment du numérique de la génération présente actuellement sur les bancs des académies artistiques doit être exploité de sorte à composer ce nouveau rhizome professionnel dans lequel l’institution publique aura le plus grand mal à influer. Il s’agit d’imaginer comment la valeur va se transférer d’un lieu de pouvoir à l’autre, non pas par des flux financiers mais bien par la construction des réseaux de pratique, par les conversations (numériques), par l’aide à la monstration (virtuelle)… tant de petites choses qui précéderont la valeur du secteur ainsi construit au fil des années.

Depuis le musée, jusqu’à la galerie en passant par les centres d’art ou les collections privées, le marché a aujourd’hui imposé à de nombreux acteurs pour lesquels ce rôle n’était pas réellement défini d’entrer directement dans la production des œuvres. Le retour d’un art de la commande se fait de plus en plus sentir et nous quittons le modèle qui a mené à structurer le monde et le marché de la culture que nous connaissons actuellement. Sans dire que nous devons renoncer à l’indépendance des artistes et ne pas l’encourager, on voit que des silos sont à construire : il suffit de les rendre cohérents dans un nouvel espace, celui du numérique.

Retrouvez bientôt la troisième partie et consultez la deuxième (« L’itération ou la grand-messe ? »). Pour être tenu au courant, vous pouvez suivre le hasthag #Véculture ou directement mon compte twitter @gonzagauthier