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Art, tourisme et cultures numériques (Track, 1ère partie)

« Quiconque s’intéresse à l’art contemporain doit se rendre en Flandres en 2012 ». Ce sont les mots qui introduisent le programme commun de 5 manifestations d’art qui se tiennent en Flandres dès cet été, présentées sur ce site : http://www.visualartsflanders.be/. Lors du premier week-end de juillet, j’ai eu l’occasion de visiter l’un d’eux à Gant : Track. J’ai particulièrement été séduit par cette initiative qui répond à une recherche de décloisonnement de l’art, même au-delà des publics qui « s’intéressent à l’art contemporain ».

Il y a beaucoup de choses à dire sur Track et ses œuvres. Car celles-ci sont d’une grande qualité et le commissariat d’une grande cohérence avec elles. La scénographie de l’ensemble est excellent et très intéressante – la vitalité des pays du bénélux n’est, je crois, plus à démontrer… Même si c’est ce que je vais faire dans le présent article. Je vais en effet consacrer quelques articles à la question de Track (au minimum 2, plus si j’ai le temps). Le premier dont ce paragraphe est l’introduction permettra de présenter le projet global. Le second abordera la question de la place du visiteur dans l’art, à travers quelques œuvres de Track. Un troisième pourrait traiter du regard décalé – une sorte d’esprit belge, au fond. Puis d’autres pour les œuvres tout aussi intéressantes que les première – elles sont légion – mais ne rentrant pas dans ces catégories.

 

Manifesto is not dead.

Il y a un siècle, ils étaient très à la mode. Est-ce une façon pour l’art de donner lui aussi dans la nostalgie facile ? En tout cas, Track met en avant un manifestequi vient expliquer son action. Tout un symbole, celui d’un renouveau et d’une démarche très cohérente dont la sélection des œuvres rend vraiment compte également.

 

  1. Une ville n’a pas de frontière.
  2. L’art n’a pas de frontière.
  3. Track n’a pas de frontière.

 

Que dire d’un tel syllogisme, qui porte cette fois un sens réel, profond, dans cette euro-région où les questions des frontières, de la nationalité prennent un sens particulier ? Dès les premières lignes du manifeste, l’enjeu est porté au-delà du simple événement que constitue cette manifestation artistique. Et au passage, on revient sur une question vieille de quelques siècles : qu’est-ce que l’art ? Ici, la réponse est donnée, sans ambages : un objet symbolique qui permet le dialogue, en opposition aux frontières diaboliques et dans la continuité des grandes utopies urbaines des villes polyphoniques.

 

Le manifeste a se rôle de fédérer, plus que de donner à comprendre. Il n’est pas un outil de médiation. A ce titre, sa présence dans Track ne peut pas être comprise comme une façon de donner des clefs de lecture des œuvres, mais plutôt d’imposer au visiteur un sens de lecture politique de la manifestation.

Dans un pays où la politique a occupé une si grande part du débat publique, non par son action mais par se défection, ce manifeste pourrait être perçu comme un pied de nez au discours ambiant qui fièrement claironne que le pays ne se porte pas plus mal sans homme politique. Track réhabilite plus que l’action commune, il réhabilité la force du discours, la vision politique, le besoin d’ordonner son présent, son futur et son histoire.

 

En 2012, le manifeste d’une manifestation.

Si on résume le TLF, un manifeste  est un document qui rend compte d’un fait. Il se veut donc une prise de position empirique, qui va dévoiler les raisons d’une manifestation. Données à lire, celles-ci peuvent être suivies – souvent le manifeste est dogmatique. On ne saurait alors dire si le manifeste de Track a précédé les œuvres, ou si celles-ci ont donné naissance au manifeste.

Il y a bien longtemps que les manifestes sont devenus marginaux dans le monde de l’art. Bien sûr, on en trouve encore ; il semblerait néanmoins qu’à défaut de vouloir se constituer en mouvements, par la volonté d’échapper à des dogmes et des contraintes empêchant les artistes de porter des discours sur eux-même, leur œuvre et surtout le monde les environnant autrement qu’en dissertant sur la doxa qu’ils avaient un temps accepté, les artistes post-modernes ont préféré aux manifestes des déclarations éparses, des liens entre eux faits de paroles ou de positions fluctuantes, d’associations éphémères principalement portées par le sens et l’iconos plutôt que le logos. Le retour de ce manifeste, si fort et si présent, c’est un peu revenir sur les espoirs modernes d’un monde qu’on aurait pu regarder ensemble, conscients de faire un choix sur la direction à prendre plutôt que de la constater une fois engagés.

Mais ici, nous parlons du manifeste d’une manifestation.

Que devient un tel document quand il est destiné à donner du sens à l’éphémère? Selon moi, il devient une sorte de symbole, un avatar artistique cherchant à prouver l’utilité de la prise de position politique de l’art – on pourrait ici trouver des éléments de réponse au débat actuel sur le rôle des commissaires. Le manifeste en lui-même est un discours sur la disparition du discours, qui remet en scène la prise de position politique – non pas celle qui justement a prouvé son inefficacité, mais bien les méthodes réflexives sur l’organisation des hommes entre eux.

 

L’individu, l’univers, et le coin de la rue.

A ce titre d’ailleurs, malgré la railleries de positions dogmatiques et globales, le manifeste prend une position universaliste (selon le point 6, il y aurait une condition humaine qui apparaît par le truchement du local) mais « pousse à remettre en question la représentation intellectuelle du monde » (point 7). A l’évidence, Track n’est donc pas à une contradiction près, et tente de faire la synthèse entre des modes de pensées modernes et des attitudes hypermodernes qui se caractérisent entre autres par des « identités multiples », au travers d’une sorte de diaspora dans la ville ( en « tout lieu », précise le point 8).

 

Quelques chose relie tous ces lieux: la trace. Elle représente le chemin que peut emprunter le visiteur s’il veut se faire guider dans la ville. Ce terme implique donc que le visiteur n’est pas un découvreur et qu’il parcourt des sentiers déjà connus, déjà marqués par une activité humaine, dont on ne sait si les avatars sont la ville ou les œuvres d’art. Et en se référant encore au manifeste et à son douzième point, la trace se présente comme le marqueur de l’existence de Track.

La trace porte bien plus loin que les rues, que l’urbanisme de la ville. Elle va jusqu’aux frontières de ce qui a été pensé comme un tout : « Track redéfinit le concept du centre-ville et déploie la ville jusqu’au bord de son propre entendement » selon le point 9 du manifeste ; un point qui renvoie au début du manifeste, « une ville n’a pas de frontière », puisque pour Track ce n’est que la propre lecture limitée de la ville par elle même qui crée un espace de l’au-delà de l’urbanisme, pas une distinction physique ou administrative.

Nous sommes donc dans une sorte de non lieu, d’espace interlope, propice aux échanges multiples qui créent des identités plurielles. Ces narrations composeraient des récits qui alimenteraient celui de l’histoire. Là encore, il existe une tentative de rapporter les théories hypermodernes aux gestes modernes, de justifier le sens d’une histoire dans laquelle nous nous inscririons. La trace, c’est donc un peu ce chemin tout tracé hégélien, malgré l’illusion qui nous est donnée de pouvoir en emprunter les différentes ramifications.

 

Notons que la rédaction d’un manifeste devient assez logique dans tout ce contexte théorique. Celui-ci, associé au site internet, au catalogue, aux œuvres, à l’histoire de ce territoire fortement ancré dans les utopies politiques du siècle, etc., composent une narration transmédia où le manifeste rajoute au scénario. Le visiteur semble alors reprendre une histoire de l’art exactement à l’endroit où elle s’est interrompue dans le passé – Track agit comme une uchronie culturelle dans laquelle la préoccupation esthétique, le marché, l’individu face au collectif ou les concepts hypermodernes n’ont pas pris le pas sur le sens de l’histoire politique.

 

Dialogue avec la ville.

Le scénario de Track s’écrit donc avec le visiteur, par le visiteur – un aspect essentiel de l’expérience transmédiatique, qui consulte au choix ou selon l’environnement  tel ou tel document capable d’informer la construction du récit. « Track se veut une exposition-outil », nous dit le manifeste. Et pour cause, ces outils permettent au visiteur de saisir les discours, de prendre part aux dialogues qui s’instaure entre le projet, les œuvres et la ville : « Track encourage au dialogue entre la ville, ses habitants et ses visiteurs ». Les chemins sont balisés à priori, mais les dialogues ne sont pas contrôlés.

 

Track fait suite à « Chambre d’amis » de Jan Hoet, dont le S.M.A.K. propose une rétrospective 26 ans plus tard. Une manifestation qui semble avoir été plus ambitieuse quant au dialogue qu’elle établissait avec les habitants de la ville – mais je n’ai pas eu l’occasion d’y aller, il s’agit peut-être que d’une impression… En effet, les oeuvres présentées l’étaient directement chez les habitants mais ici, le visiteur découvre des lieux parfois encore en activité, parfois en transition vers un nouveau devenir urbain, parfois abandonnés. Cette fois, la « trace » prend le sens d’une marque de l’activité humaine ; le dialogue premier qui se crée est celui du visiteur avec l’histoire de la ville, certes façonnée par ses habitants. Il faut beaucoup de force au visiteur pour faire coïncider l’histoire collective à l’histoire individuelle, parfois aidé par des oeuvres telles que celle de John Bock , exploitant les formes des discours scientifiques ou pseudo-scientifiques dans les murs d’une faculté d’architecture (des ateliers techniques), celle de Benjamin Verdonck, tirant l’esprit de son oeuvre de l’esprit du quartier, ou encore celle de Peter Buggenhout qui investit une salle de sport de quartier.

 

L’expérience du visiteur choyée.

Cette édition quelque trente ans après est peut-être moins ambitieuse dans son concept, mais propose une sélection d’œuvres de grande qualité, alignant les noms d’artistes internationaux à ceux que le programme décrit comme « prometteurs », elle permet de découvrir de nouveaux talents. Ce mélange, sans distinction, est quelque chose d’assez agréable qui permet d’échapper au star system de l’art, surtout en cette période estivale où il faut attirer sur affiche.

Proposé par le célèbre S.M.A.K, Track met non seulement en avant les œuvres plutôt que les noms d’artiste mais en plus promet une expérience tournée vers le visiteur. Le carnet à 10 euros permet d’entrer dans une vingtaine de lieux, dont au moins deux musées (S.M.A.K. et musée des beaux arts de Gand). Le carnet est valable pendant toute la période de la manifestation. Le visiteur peut donc aller à son rythme plutôt que consommer les œuvres au pas de course pour rentabiliser son investissement, voire revenir en plusieurs fois dans la ville.

 

Si le concept de la manifestation s’étalant sur l’ensemble d’un territoire donné n’est aujourd’hui plus novateur outre mesure, il est abordé de façon intelligente. Track nous invite effectivement à une visite de la ville et, si l’édition de cette année ne prend plus place chez l’habitant comme « Chambre d’ami », elle nous fait immanquablement rencontrer des gens en dehors des sentiers battus. Quartiers étudiants, quartiers populaires, quartiers en réhabilitation, la trace de Track mène sur les routes d’un tourisme urbain ouvert, qui cherche à s’adapter et comprendre. Alors même qu’une des œuvres exposées nous parle du tourisme de masse, les commissaires de l’exposition ont su prendre acte de la critique artistique et la mettre en œuvre dans leur projet. C’est une façon de mettre en place des projets aux impératifs économiques évidents tout en prenant en compte les leçons que peuvent nous apporter l’art.

 

Pour accompagner le visiteur dans sa visite, il existe d’ailleurs plusieurs dispositifs qui se complètent. L’un d’eux porte justement les traces de cette envie de développer pour la ville d’un tourisme intelligent : un petit livre à 7 euros qui reprend en partie les textes du site internet mais se veut aussi une sorte de guide touristique, où des conseils sur les choses à faire, les restaurants à fréquenter ou les endroits à visiter en dehors de Track sont prodigués par les commissaires, artistes ou autres personnalités liées à l’événement. Une excellente idée qui peut motiver l’achat du petit livre, à prix raisonnable. Le visiteur de Track n’est pas un touriste lambda : il vient avec une envie artistique et l’expérience qui lui est proposée s’inscrit dans le tissus urbain qui lui fournit toutes les choses nécessaires à la survie de l’explorateur.

 

Track, un dispositif numérique.

Ceci étant dit, au cours de son safari artistique, l’explorateur pourra trouver de nombreux points de ralliement nommés les « meeting point ». De nombreuses informations sur Track y sont disponibles, ainsi que l’achat du ticket, du livret, etc. Ces meeting point sont en outre munis de spots wifi gratuits qui permettront par exemple de télécharger l’application de la manifestation.

 

Cette application, plutôt jolie, contient une liste des œuvres et des zones que le visiteur traversera. Elle est assez facile à utiliser et permet de mettre des oeuvres en favoris, consulter de l’information et des contenus sur les projets, puis de les localiser sur la carte ou encore de les partager.

 

Une petite gamification a été mise en place sur Track – j’avoue que celle-ci m’est un peu passé à côté pendant ma visite. Cependant, la liste des œuvres proposant des défis est également accessible sur l’appli. Mais celle-ci possède de nombreux problèmes de traduction, sur la description des oeuvres, les défis et de nombreux autre contenus… De plus s’il est appréciable de pouvoir retrouver des hot spot dans les meeting point, ceux-ci peuvent paraître en réalité quasi essentiels au bon usage de cette application puisque tous les contenus (et parfois des contenus indispensables tels que la description du projet Track en lui-même) ne sont pas embarqués.

 

Les pays du bénélux utilisent fréquemment des dispositifs numériques simple pour augmenter les visites, tels que les hashtag dans les expositions, c’est un un fait. Au S.MA.K., par exemple, la rétrospective UnDEAD de Vincent Geyskens arbore sur tous les cartels la possibilité de parler de l’artiste avec le hashtag #VincentGeyskens. Fort de leurs habitudes, les commissaires de Track proposent de parler des oeuvres vues dans chaque cluster avec des hashtag proposés sur certains supports, comme la vidéo bande-annonce. Malheureusement, ces hashtags ne sont pas assez présents, et je suis passé complètement à côté (J’avoue avoir peu livetwitté de toute façon, les coûts de connexion de mon opérateur en plus de l’abonnement ne m’y encourageant pas).

Le fil de #trackGent est assez peu rempli et peine de ce fait à réunir une communauté ou même un public identifié qui, peut-être, peut se retrouver dans l’une des nombreuses visites proposées pendant la manifestation. Ces visites sont très variées, ont parfois un caractère quasi spontané qui n’est pas sans rappeler le phénomène des apperoTwitter ou des flashmob’ (prenez l’exemple qui vous semble le moins ringard, s’il y en a un ;0). Là encore, je n’ai pas eu l’occasion de tester ces visites, mais à en croire les descriptions qui en sont faites, on sent que certains dispositifs reprennent les expérimentations de visites numériques ou de visites augmentées… Ou diminuées! Par exemple cette proposition de visite où, en faisant confiance à votre accompagnateur, vous devez visiter la ville alors que vous serez privé du sens de la vue et que des sons seront diffusés dans un casque sur vos oreilles.

 

Les cultures numériques sont partout dans Track, et surtout la prise de conscience de la diversité des médiations qu’il faut produire pour permettre à chacun d’entrer dans un projet si complexe. Ainsi, sur le site internet par exemple, un volet se rétracte pour donner à lire « Track on air », qui est une page des commentaires sur la réseaux sociaux. La circulation de la parole y est libre, mais l’agencement des messages se fait selon un schéma différent de la timeline – du moins graphiquement, car il ne semble pas y avoir de curation sur cette page où les messages arrivent peu ou prou au fil du temps.

 

Si cette page manque d’audace bien que sa présence soit significative, de manière plus globale le site web est plutôt intéressant, aussi bien sur le fond que la forme. En Belgique, on sait combien la question de la langue est une donnée identitaire complexe, et c’est la raison pour laquelle il est assez logique de retrouver celui-ci en Flamand, Anglais et Français – même si parfois certains contenus manquent de traduction en Français. Prenons ça comme un clin d’œil malicieux à la lutte linguistique qui déchire politiquement le pays.

Graphiquement, donc, le site est fait de blocs de couleurs, qui cohabitent joyeusement sans que cela ne vienne rompre la lecture, dans l’idée des petits blocs outils que vous parcourez rapidement en trouvant celui qui vous servira. D’ailleurs, il y a souvent un bel équilibre entre les types de ressources présentées, ce qui permet aux pages  de s’adresser à chacun des internautes susceptible de consulter le site.

 

Il y a de nombreux contenus sur les œuvres, sur les artistes, ainsi que des liens vers des sites externes. Le site s’adapte à l’écran sur lequel on le consulte, si bien qu’un site mobile beaucoup plus léger apparaît lorsque vous le consultez sur votre smartphone, avec une navigation simplifiée mais des contenus toujours intéressants. Ce sont ces mêmes contenus que l’on peut retrouver sur le petit livre à 7euros. Ainsi, Track prouve une fois encore son ancrage dans des pratiques hautement contemporaines, qui permettent de s’adapter aux besoins individuels des visiteurs sans mettre en péril l’économie du projet. Il s’agit de mutualiser la production des contenus – ni plus, ni moins. Tellement simple, mais tellement agréable.

 

Le dispositif de Track, s’il soulève parfois en lui-même des questionnements fondamentaux, est le plus intéressant des dispositifs qui m’aient été donnés à voir ces dernières années. Il accompagne le visiteur dans la découverte des œuvres, mais loin de l’infantiliser en l’enfermant dans un parcours au sens univoque, il crée des occasions de rencontre et des ouvertures sur des questions étrangères à la manifestation. Il ne reste plus au visiteur que le loisir de découvrir les œuvres elles-mêmes, aidé par une médiation présente et simple. Les oeuvres seront justement l’objet de mes prochains articles sur la manifestation.

 

 

J’ai testé pour vous l’audio guide du Louvre…

Ah, l’audio guide du Louvre ! Mais quelle drôle d’idée ? Pourquoi proposer un audio guide sur smartphone quand on a un audio guide sur Nintendo 3DS ? Intrigué par cette stratégie, je décide de télécharger l’audio guide du Louvre (et je remercie pour ça Niko Melissano de m’avoir fourni le code).

A la découverte de l’interface.

Déjà, l’expérience commence mal. Ou plutôt, je suis content de l’avoir testé de chez moi. Ainsi, l’application me demande ma langue (pas très difficile). Surtout elle me demande si je désire continuer, étant donné qu’un téléchargement de 64Mb est nécessaire ! Accroché à mon wifi, j’accepte. Qu’en aurait-il été sinon ? Fin de l’expérience ?

L’interface proposée est simplissime. Une photo de la pyramide et de l’aile Richelieu surplombe un menu proposant simplement « Audioguide », « Expositions temporaires » et « informations ». Trois icônes énigmatiques se situent juste en dessous, je décide de les cliquer.

La dernière est une loupe, et j’ai comme une idée de son utilité. Un moteur de recherche s’ouvre effectivement, dans lequel j’entre « Grèce ». Rien. « Denon », rien. Je tente alors la lettre A et je tombe sur une série de ressources dont le nom contient la lettre A. J’efface et j’essaye avec le « z » pour un résultat infructueux. En essayant « Joconde », on me propose « Portraits de Monna Lisa » puis en cherchant « noces », ce sont les noces de Cana qui s’affichent. Je choisi de cliquer sur cette entrée. Un message apparaît m’enjoignant à utiliser les écouteurs pendant ma visite de l’exposition.

Je tente les autres icônes et découvre le plan du Louvre, ou un boitier me permettant de rentrer un numéro de salle – en tentant le 8, on me propose la salle 83. 4, la salle 28… Pourquoi pas, après tout, un peu de sérendipité ne fait de mal à personne ! En recliquant sur la flèche qui sautille sur la carte, une pop up s’ouvre m’indiquant ce que contient la salle. Au final, je ne pousse pas plus loin : en étant sur place, j’aurais peut-être trouvé une vraie salle : l’application s’utilise vraiment in situ, donc.

Plus loin, je vous présenterai un peu plus en détail ce qui se cache derrière la partie « audio guide ». Mais je clique tout de suite sur le menu « exposition temporaire » et je suis un peu déçu de constater que celui-ci me propose en réalité très vite de télécharger une autre application pour accéder au contenu de « La Sainte Anne, l’ultime chef d’œuvre de Léonard de Vinci. ».

Même s’il est évident que le diktat des Stores impose au Louvre de publier un contenu sous le nom de l’exposition afin de gagner en visibilité, l’utilisateur n’est pas gâté : on ne lui offre pas une expérience unique des contenus, et il semble être obligé de changer régulièrement d’environnement.

Un audio dans la pure tradition classique.

J’écoute le commentaire des Noces de Cana (sans écouteur, je suis vilain). Le commentaire audio est beaucoup plus classique que les très bonnes pistes sonores de la 3DS. Cependant, il existe trois points de vue pour l’œuvre de Véronèse par exemple, qui donnent la parole à des spécialistes. On passe d’un commentaire à l’autre grâce à des flèches traditionnelles dans ce type de lecteur. Le deuxième commentaire écouté est un peu plus vivant et propose de découvrir un détail, alors même que l’image du tableau reste la même. Pourtant, lorsque le troisième commentaire propose de « mieux connaitre l’artiste », un détail est montré, où se serait autoreprésenté Véronèse.

Bizarrement, les commentaires diffusés dans ce cadre et ceux diffusés dans le cadre des parcours (comme je les expérimenterai plus bas) ne sont pas les mêmes ! On peut y voir un intérêt, bien sûr, pour le visiteur. Cependant, le substrat scientifique est foncièrement identique, le changement étant a priori juste une question de forme – il faudrait que j’analyse tous les commentaires pour le vérifier, mais sur la Vénus de Milo, on nous parle par exemple dans les deux cas de la façon dont le dos est sculpté avec moins de précision, prouvant que la volonté n’était pas de créer une statue autour de laquelle il était possible de tourner.

Je ne peux m’empêcher de penser qu’en termes de production de contenus il est dommage de ne pas avoir mutualisé tout cela. Peut-être est-ce dû au fait qu’il existe de nombreuses versions de commentaires audio sur cette Aphrodite ou les autres pièces présentées dans ce parcours ? Les prochains commentaires seront peut-être mutualisés… ce qui permettra de produire de plus nombreux commentaire et donnera au final satisfaction au visiteur qui accédera à plus de contenus.

Si l’interface est simple, elle ne me semble pas suffisamment adaptée à l’ergonomie des smartphone (ici de l’iPhone… il faudrait faire le test sur Androïd). On reste sur des principes de navigation bien rodés, sans que l’écran tactile ne soit vraiment utilisé : aucun menu ne permet par exemple de sélectionner facilement un commentaire, le zoom sur les œuvres n’est pas possible, etc. Sur smartphone ou tout autre boitier possédant un écran, au fond, l’expérience aurait été la même. Un peu dommage.

Dans quelle aile j’erre ?

Je tente alors une autre icône, qui permet a priori de localiser l’œuvre. Et c’est le cas. Je retrouve le même type de carte assez difficile à lire que sur la 3DS, sur laquelle l’œuvre observée est localisée et apparaît en grand. Dès que je bouge la carte, celle-ci rapetisse et je peux voir les autres œuvres proposées au commentaire, changer de niveau, me promener sur la carte, entrer un code de salle. Je décide par exemple de regarder La vierge du chancelier Rolin.

Peu de fonctions liées à la localisation, donc. L’application ne me propose pas de me géolocaliser – le peut-elle ? Notons que j’ai réalisé ce test en dehors du Louvre, ceci expliquant peut-être cela. Mais je ne le crois pas car, lorsque j’entamerai un parcours de visite plus tard, on me demander de me situer à un endroit précis du Louvre. Puis de respecter le rythme de pas qui ont été enregistrés… Quelle drôle d’impression ! Je me retiens de rire, mais j’admets que le système (D) est ingénieux. Peut-être maladroitement amené, mais ingénieux : pour me guider dans le Louvre sans géolocalisation, le rythme des commentaires a été basé sur cet étalon. Au final, je trouve dommage d’avoir fait un audio guide sur iPhone et d’avoir mis en place un réseau de géolocalisation interne très bien mené pour la 3DS s’il n’est pas réutilisé ici.

Audioguide-moi.

Depuis le menu principal, je sélectionne le menu « Audioguide » (je suis un peu là pour ça, alors allons droit au but).

Je découvre deux parcours proposés, et surtout la possibilité d’en acheter d’autres dans la boutique : celui de « l’Egypte au Louvre » est d’ores et déjà disponible – je clique dessus, et tente un processus d’achat sans que rien ne se produire. Dépité, j’entame le parcours des chefs-d’œuvre. Les commentaires de cette visite sont ceux de la 3DS : assez dynamiques, variés. D’ailleurs, les deux parcours sont identiques, il s’agit donc a priori d’une transposition entre deux supports différents d’un même contenu.

Les experts s’enchainent dans notre visite, parfois des morceaux de musique accompagnent le visiteur dans sa déambulation. Les étapes de la visite sont tantôt ceux du trajet, où des commentaires sont diffusés sur le Louvre en lui-même et son histoire, le contexte historique, puis les commentaires des œuvres elles-mêmes. Au final, j’ai l’impression que ce parcours est dynamique et répond parfaitement à sa fonction première. Sans chichi, ni supplément.

Après des effets d’annonce tonitruants sur la 3DS, il semble donc que le Louvre nous propose ici un produit beaucoup plus classique. Il reprend encore une fois les codes de l’audio guide bien connu, en oubliant que la transposition à l’univers de l’iPhone aurait pu permettre justement de réaliser quelques changements améliorant l’expérience utilisateur sans perdre les habitués de la solution.

Je le soulignais dans mon dernier article, mais l’apparition de cet audio guide – dont on peut noter la disponibilité sur iPhone et Androïd – me fait, une fois de plus, me poser la question de la stratégie de l’offre de médiation numérique du Louvre. Peut-être y verra-t-on plus clair lorsque nous aurons toutes les clefs en main ?

Dialogues numériques ?

Il y a quelques semaines, le Musée du Quai Branly organisait sa semaine numérique. Je n’ai malheureusement pas pu participer à la plupart des événements, mais son initiateur a tenu à me faire une petite visite des projets de l’ENSCI qui y étaient présentés… Une bonne occasion de se pencher sur quelques idées estudiantines à propos des dispositifs muséographiques et – peut-être – de dresser un bilan provisoire de notre propre action numérique dont les forces et les manques sont ainsi reflétés par les fantasmes de la génération future…

Un condensé des enjeux muséaux.

Il est vrai que je n’ai pas pu tester la plupart des projets; je n’ai pu les découvrir que dans le cadre de leur exposition dans une petite salle où ils étaient tous entassés, en concurrence parfois déloyale : certains sont difficiles à appréhender tandis que d’autres se comprennent en un regard. Globalement, on peut cependant penser que les étudiants qui ont conçu ces projets les ont vraiment imaginés in situ et in vivo, privilégiant les usages aux fards de la technologie. On sent le bricolage, la débrouille et l’expérimentation parfois mal maîtrisée derrière la plupart des projets; un peu de fraîcheur quand on est habitué aux commerciaux qui camouflet les points d’ombres des technologies parfois peu innovantes qu’ils cherchent à vendre.

Ce qui apparaît alors en creux, c’est la volonté d’inscrire ces projets dans une réalité de la visite au musée, de l’articuler avec une expérience de visite – parfois vue comme l’expérience romantique qu’elle n’est plus depuis la massification de la culture muséale, sauf dans quelques structures encore confidentielles. Et parfois, on a la bonne surprise de les voir articulés avec l’environnement politico-économique du secteur.

Les projets sur lesquels je vais plus particulièrement m’arrêter plus bas ont compris les enjeux profonds de l’institution culturelle à notre époque et tentent souvent d’apporter une réponse unique et complexe à ceux-ci. D’autres tentent de traiter de l’un d’eux seulement: donner de l’information personnalisée ou de manière poétique (« Ombres », « Comsographie » dont Audrey Defretin a fait un test sur le blog du Leden), d’autres de rendre le musée plus sensible en reproduisant ou simulant un rapport plus direct aux contenus et oeuvres (« La cabane », « Se projeter », « Le passeur », « Rites ») et d’autres considèrent la visite numérique d’une manière assez traditionnelle, multimédia (« Audiorama »). Ces projets peuvent être bien réalisés et intéressants, mais ils ne sont pas selon moi représentatifs des enjeux de changement profond du numérique dans les musées, de l’esprit nouveau que le numérique peut insuffler à la médiation.

Aliénation.

Cet esprit nouveau s’émancipe parfois du numérique d’ailleurs, ou ne le considère qu’en partie, aidant à compléter un dispositif qu’il est possible de mettre en place dans des structures plus traditionnelles. L’idée du SoLoMo  marque l’aliénation du public par les contenus – ou l’inverse. Mais cette trace essentielle, ce souvenir et ce lien intelligent entre le public et l’objet peut-être retrouvé autrement: « Cartel(s) » et « My Muse » s’y attachent.

Le second fonctionne sur la prise de vue photographique: vous choisissez de prendre en photographie un détail d’une oeuvre, qui va rejoindre d’autres détails présentés sur un tableau de bord très graphique. Tous les détails isolés dans des bulles disposées à l’écran vont vous permettre de naviguer entre les contenus après votre visite, par le souvenir visuel. Derrière le dispositif, une base de contenus de médiation est accessible, interrogée par une reconnaissance de forme. Si l’idée est bonne, il me semble que le rendu serait beaucoup plus aléatoire avec le grand public ; il n’y aurait pas le rendu extrêmement léchée qui en était faite ici. De plus, il faudrait au préalable une campagne photographique d’une extraordinaire qualité, associée à un logiciel de reconnaissance très performant pour arriver à une perfection technique intéressante.

« Cartel(s) » est sensiblement plus simple à mettre en oeuvre, le principe étant de proposer des modes variés d’interaction avec le cartel selon la nature de l’objet exposé. Souvent via le smartphone, il est possible de compléter par le jeu une proposition entamée sur le cartel, de mesurer l’objet en le comparant à d’autres, etc. Toute une série de petites interactions souvent bien trouvées dont l’intérêt repose justement sur la découverte de principes toujours renouvelés qui aident à prendre en considération tel ou tel aspect de l’objet.

Ce qui est le plus simple et que j’ai le plus aimé est issu de l’esprit de certaines oeuvres collaboratives autant que des tentatives numériques actuelles : le cartel qui se détache. S’il est possible de garder un cartel numérique pour soi sur son téléphone, il est aussi possible de détacher l’une des feuilles des cartels physiques, présentées en bloc. La même expérience est donc proposée aux visiteurs différemment équipés: une délicatesse particulièrement appréciable.

D’autres projets abordent également la question de ce qui reste, de ce qu’on garde ou qu’on envoie après sa visite, en considérant d’ailleurs des aspects encore plus complexes de l’institution culturelle.

Vendre du souvenir.

Ainsi, un projet m’a particulièrement intéressé : « souvenir 2.0 ». OK, le nom est sûrement à revoir, étant en lui-même l’exemple d’une utilisation abusive d’un concept mal dégrossi de marketeux. Mais ces « jeu et carte postale musicaux » ont pourtant beaucoup plus de finesse que cela!

Le jeu se présente sous la forme d’un cercle de bois épais, découpé comme une couronne de Noël en tranche triangulaires. Chaque triangle abrite une puce RFID et permet une expérience sensorielle de l’objet qu’il représente – une vidéo, un son, etc. J’avoue ne plus me souvenir précisément ni du but ni des moyens en fait, mais surtout de l’aspect ludique qui invite à le saisir, et avoir trouvé la prise en main et le principe ingénieux.

Je me souviens mieux de l’autre partie du projet, peut-être car elle répond à la volonté d’associer une recherche de ressources propre par le merchandising mais de façon très intelligente, liant la consommation culturelle à l’expérience muséale. La carte postale se découpe donc, permettant de recomposer un objet, ensuite reconnu par sa webcam en passant par un site hébergé par le musée. En collant des petites pastilles de couleur sur les touches de son clavier, le logiciel simule avec nous le jeu de l’instrument et nous permet de le découvrir. La carte postale devient intelligente, mais surtout le principe de réseau (ses amis physiques en l’occurrence) est mobilisé: le souvenir n’est plus un marqueur identitaire envoyé pour justifier ou construire une image de soi, mais la passation d’une expérience. Dans le cadre du Quai Branly, c’est bien l’identité du lieu qui est transmise, un lieu dont la colonne vertébrale est une réserve d’instrument. Tous ces principes pourraient être encore amplifié si le projet venait à être mis en place définitivement.

Reproduire l’acte fondateur de la constitution du fonds du Musée du Quai Branly ?

« Piller la Quai Branly » sonne comme une revendication, un juste retour des choses. Il peut aussi sonner tout simplement comme un acte de vandalisme et de profit, tourné vers l’appropriation personnelle et la dépossession. Il est un peu de tout ça en réalité, et se porte sur l’espace symbolique.

Le projet est simple et sa réalisation à mille lieux de ce qu’on pourrait espérer dans un contexte réel. C’est un projet dont les bases sont les mêmes que celles d’une ambition du Centre Pompidou – c’est pourquoi il m’a particulièrement intéressé autant que frustré, n’y retrouvant aucune ingéniosité technique nouvelle qui eût permis de contourner certains problèmes.

Au fil de sa visite, le visiteur peut sélectionner un certain nombre d’oeuvres qu’il retrouvera ensuite sur un écran. À ce moment, il sélectionne certaines options qui lui permettent une personnalisation du livre papier qu’il recevra ensuite, album d’exposition de sa visite.

Le projet a bien saisi les enjeux de l’édition, qui a besoin de souplesse et de personnalisation. Il n’arrive cependant pas à se dégager de sa forme traditionnelle et ne propose pas d’aller assez loin dans le choix des contenus: il enregistre des évolutions techniques mais n’en saisit pas les contraintes, ne les détourne pas pour en faire au contraire des sources d’inspiration. Il est une base extraordinairement intelligente, propose un point de vue sur le Quai Branly politique, participatif et revendicatif mais demanderait encore du travail. Ce qui est normal, puisque nous sommes dans le cadre de projets étudiants! Il faut donc saluer une très bonne approche et le courage de cette étudiante se frottant à des enjeux énormes. Mais il s’agit là d’une jouissance qui reste en partie professionnelle, le plaisir d’une analyse intellectuelle bien menée. Ce plaisir je l’ai aussi retrouvé dans d’autres projets ; associés l’un à l’autre, c’est mon moi-participatif, mon côté anarcho-geek que deux autres dispositifs ont flatté.

L’ethnologie de la culture des publics.

Le nom de « La collecte » aurait pu faire penser que ce projet est proche du précédent. Et pourtant, c’est tout l’inverse. En effet, ce projet a pour but de constituer en quelque sorte une nouvelle collection, par l’apport volontaire d’objets par les visiteurs. Un dispositif de prise de vues photographiques dans un caisson permet en effet de prendre son objet en photo et de lui faire ainsi rejoindre une série d’autres objets en les associant à une histoire et en les plaçant sur un fond symbolique. Il s’agit donc de recréer une collection par la volonté de ceux qui possèdent, en jouant sur la reproductibilité numérique des avatars culturels.

Un autre projet est nommé « inter*section » (l’étoile faisant sûrement plus référence à la charte graphique du Musée du Quai Branly qu’elle ne renvoie à une découpe signifiante du mot). Celui-ci, via une animation trop complexe de la communauté et sur la base d’un principe de publication très maquetté et éditorialisé, permet aux visiteurs d’interagir avec les oeuvres en utilisant des actions de mimétisme ou de complétion d’images par exemple. L’idée est d’articuler les histoires, les objets via leurs usages ou les pratiques du quotidien avec des objets remplissant des rôles similaires gardés dans les collections. Par exemple, autour du thème du thé, il peut être demandé au visiteur d’expliquer comment il prépare cette boisson  tandis qu’un récipient ancien utilisé à cet effet est présenté Le projet prévoit de valider les contributions par une sorte de comité scientifique.

 

Ces deux projets n’ont pas été pensés pour s’associer; l’un propose un regard sur les collections tandis que le second interroge le quotidien des publics. Mais je trouve assez logique de les rapprocher, car ils font tous les deux un inventaire de quelque chose qui appartient au visiteur. « La Collecte » interroge ce qu’est un musée tel que le Quai Branly en proposant de donner volontairement de soi, de ce qui a parfois été pris de force aux autres – on retrouve ici un peu l’esprit de « Piller le Quai Branly », déclinant une interrogation toujours vivace depuis la création des lieux. A sens inverse, « inter*section » interroge ce qu’est le quotidien en le mettant en relation à l’objet muséographique. En même temps, il permet de décentrer le regard en l’extirpant d’une approche scientifique pure. Ces deux mouvements contraires me font irrémédiablement penser à la façon dont Deleuze définit la politique dans son abécédaire comme une façon de voir le monde depuis soi ou depuis les autres.

Ceux qui me connaissent savent que je n’ai, sur les questions politiques, pas l’esprit d’un consensus mou. À la lumière de ce que je viens d’énoncer, on ne pourra m’accuser de cela car effectivement j’aimerais voir ces deux projets se rejoindre. Les deux projets associés créent une sorte d’ethnographie des publics, qui écrivent en prenant la parole ce qu’est leur quotidien à travers une approche autonome, où la voix de ceux qui vivent l’expérience est la voix de ceux qui en parlent. La vision du monde centrifuge et centripète permet une dialectique intéressante entre les publics et les collections, où chacun va trouver à prendre la parole. Elle permet un point de vue institutionnel autant qu’elle décentre le propos créé de manière collective. Elle écarte la question de la légitimité des discours pour se concentrer sur celle du point de vue.

 

En commençant cet article, j’ai pensé que les projets présentés donneraient une image de ce que nous faisons dans le numérique au sein des institutions culturelles. Je crois qu’on peut être fier de la diversité des approches trouvées ici, car elles prouvent que nous n’avons pas renfermé le numérique sur lui-même. Il n’y avait aucun « esprit du numérique » figé dans ces projets: il y avait des approches plurielles qui abordent bien souvent le numérique comme un outil au service de propos muséographiques, ethnologiques et sociologiques, sans se priver de faire appel à d’autres contextes. Cependant, cette diversité cache également la méconnaissance de la puissance du numérique dans sa capacité à modifier les équilibrés traditionnels des musées. J’ai bien sûr plutôt présenté les projets qui comprenaient ces enjeux selon moi, mais il faut bien avouer qu’ils sont encore minoritaires. Il reste encore du chemin à parcourir, mais je crois que nous sommes à la bonne intersection…

 

Les technologies tactiles sont-elles humanistes ?

La profusion des écrans nous mène à naturaliser le rapport que nous avons à cette interface. La posture du corps, pourtant, est très importante face à celui-ci ; nul doute qu’une sérieuse étude serait intéressante à produire sur le sujet.

Ainsi, je voudrais citer deux cas qui me semblent déjà relever d’un embryon d’une telle étude et qui m’amènent à écrire ces quelques lignes en forme de demande de retour d’expérience.

 

Le smartphone : extension du bras ou du cerveau ?

Premièrement, l’utilisation d’un écran de smartphone pour écrire un message. Ceux qui me connaissent le savent : j’utilise un blackberry. Mis à part l’hérésie du dernier modèle (le curve, dont j’aime beaucoup la publicité ), ce sont des téléphones munis d’un clavier. L’écran, plus ou moins large, tactile sur certains, sert surtout d’interface visuelle lors de l’écriture.

Il y a donc trois éléments lors de la composition d’un message : le regard et le doigt (moi et mon message) ainsi que l’écran (l’autre et son message). Le message en tant que média est donc bien distinct de mon corps ou de celui figuré de mon destinataire. Par contre, en utilisant les pouces opposables plutôt que l’index monstrateur, m’a relation à l’appareil et à ce qui passe par lui est plus fort. Je m’investis en quelque sorte plus dans mon message. Il y a un phénomène d’aliénation et c’est le langage qui prend la force du corps: cette force n’est pas directement transmise à mon destinataire, elle transite et incarne mon message et l’appareil qui le transmet.

Lors de l’utilisation d’un iPhone, le téléphone ne joue plus ce rôle intermédiaire. Je montre mon message lorsque je le compose, je suis moins investi en lui puisqu’en le désignant je signale en quelque sorte sa préexistence. C’est le matériel, le média, qui le véhicule plus qu’il n’émane de moi. Le téléphone n’est pas incarné, il reste étranger au corps.

Puisque la zone de saisie est la même que la zone de lecture, celle-là même où j’imagine et incarne mon interlocuteur, celui-ci termine également par fusionner avec l’écran, avec le message, avec l’appareil : son corps est rendu invisible car le téléphone ne le représente pas. En effet lorsqu’avec un Blackberry j’écris un message en m’aliénant au téléphone, au moment où j’en reçois un celui-ci est porteur de la même charge symbolique d’humanité. Lorsque je l’écris avec l’iPhone sans cet échange particulier, le message que je reçois en est également dénué.

 

La tablette est-elle un lieu de projection mentale ?

Deuxièmement, l’écran de la tablette. C’est une zone importante d’interaction, qui met fin à l’intermédiaire de la souris ou du clavier ; ceux-ci avaient pour but d’aider à la projection du corps dans un espace plus petit que lui mais à la fois plus large que la zone où le geste s’inscrit.

Dans la tablette, il n’y a pas d’au-delà du geste. Celui-ci se suffit à lui-même, exprime sa propre finitude. Le corps face à la tablette perd de l’ampleur. Je crois que les postures qu’on pourrait pour le moment étudier (cela évoluera avec l’ergonomie des systèmes qui commencent déjà à réintégrer cet hors cadre – comme pour le Playbook) montreraient d’ailleurs ce repli, avec un haut du corps projeté vers l’écran, comme aspiré par celui-ci.

 

Avez-vous la sensation que votre écran à changé quelque chose dans votre rapport corporel aux activités numériques?  Assurément, les possesseurs de tablettes répondront que le rapport plus nomade au numérique se fait sentir dans l’espace domestique – au moins. Un rapport nomade mais décontracté pour mon cas : du canapé au lit et du lit aux coussins…

Et vous? Votre corps s’ouvre-t-il à de nouvelles postures?