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Les mots et les choses : déconstruction d’un conte de fée.

Je me rappellerai toujours la question que m’avait posée la responsable d’équipe lors de mon entretien pour entrer à l’Opéra de Lille : pourquoi l’opéra, qu’est-ce qui me plaisait particulièrement dedans ? J’avais répondu que la particularité de ce spectacle vivant qui m’attirait le plus était l’aspiration à être un art total. En allant voir le Cendrillon de Jules Massenet mis en scène par Laurent Pelly j’ai pu apprécier une conception vraiment moins classique, à mille lieux de celle-ci… Un opéra qui n’a pas cette prétention et n’existe que pour servir une autre forme d’art.

Un opéra très éponyme.

En quelque sorte, on pourrait dire que ce Cendrillon prend beaucoup des traits de son personnage principal (appelé aussi Lucette), condamné par les mauvaises noces de son père à travailler là où sa condition aurait pu la porte à plus d’oisiveté ou au moins à des prétentions de grandeur. L’une des premières apparition de Lucette est en effet une ode au travail qui rappelle du coup assez fortement les théories nées de cette époque. Qu’on soit marxiste ou libéral, le travail libère. Le travail bien fait est une valeur incontournable qui justifie l’existence et, pourquoi pas, sa place dans la société. C’est une déclaration de loyauté envers ce (vrai ?) travail qui introduit le personnage, prémices possibles à une lecture politique. Mais il n’en sera rien. Car, si Cendrillon est la fille déchue de sa classe que lui fera rejoindre l’histoire, elle n’est pas une héroïne sociale, un personnage zolien. Elle tourne en rond dans ses propres rêves, sans pouvoir les atteindre ni même tenter de les atteindre, jusqu’à ce qu’un deus ex machina n’intervienne.

Il en est de même pour cet opéra, qui utilise bien évidemment le genre de la façon la plus classique qui soit. Et pourtant, l’histoire qui est ici déroulée n’est pas à sa place : elle est un conte de fée qui s’assumera petit à petit au cours des quatre actes pour culminer aux derniers mots du dernier acte. C’est le doigt du metteur en scène qui replace l’opéra de Massenet dans son rôle de conte de fée.

Une vision urbaine et bourgeoise.

Et le doigt du metteur en scène est très présent ! Ainsi, Laurent Pelly ancre fortement son opéra dans des décors haussmanniens, des cheminées urbaines plutôt que des forêts, privilégiant des espaces vides, des plateaux de théâtre aux environnements factices. Un vrai choix qui va faire sens et empêcher toute échappatoire politique dans l’interprétation de cet opéra.

Ce décor nous dit beaucoup en lui-même. Il prend toute la place alors même qu’il est d’une grande simplicité car tout y est, là, sur scène et dans les mots – en tout cas dans un espace de l’imagination qui n’est pas celui du réalisme. Pas une fois Cendrillon ne brique et les domestiques qu’elle côtoie si peu sont habillés comme des domestiques de théâtre : propres sur eux et sans sueur, sans labeur. Cendrillon a un costume de souillon qui est complétement décalé et qui, finalement, paraît lui aussi factice. Dépouillé – je reviendrai plus longuement sur les éléments du décors un peu plus tard –, le plateau n’offre pas de prise à l’interprétation alors que le texte et la musique le remplissent. Mais les costumes se suffisent à eux-même dans la recherche de signification. Les costumes et les corps, avec ces attitudes outrées et cette mise en scène très burlesque (une constante de la saison 2011-2012 de l’Opéra de Lille).

Le côté burlesque de la mise en scène coupe toute possibilité de lecture véritablement politique. Ainsi, la scène de bal par exemple et sa réplique de la scène de la pantoufle, sont un bestiaire très ludique des attitudes bourgeoises (en réalité aristocratiques, mais est-ce vraiment la catégorie visée par le metteur en scène?) : il n’y a là cependant qu’une condamnation des mœurs, une peinture d’une société légère et égocentrique, un discours relativement formaté sur l’apparence qui est servi à la faveur des propos du conte… Mais ce n’est pas l’occasion d’une dénonciation de la vanité du pouvoir ni même du pouvoir de la vanité ; on se contentera d’attitudes farcesques rendues à merveille par un jeu d’acteur très en phase avec ce registre. Il s’agit d’une critique atemporelle de la mode, qui se lit à travers les costumes ou encore les danses saccadées, que le prince – un romantique désabusé et par là forcément plus profond que ses contemporains – va regarder d’un air critique et distant.

Des corps qui s’enlacent sans se percuter.

La danse est un moment de rire, tout comme la présentation des prétendantes dont un groupe de femmes se détache dans un comique de répétition renforcé par l’effet de groupe. Celles-ci reviennent, agressives et fortement sexuées, cherchant a priori les plaisirs de la chair jusqu’à l’évocation de jeux de domination – les laquais utilisés comme des petits chevaux pour qu’elles puissent se déplacer en les fessant. Ce sont des corps qui se touchent : un motif que l’on va rarement retrouver dans cet opéra où l’on trouve beaucoup de distance.

La femme et le mari entrent parfois en conflit, mais se fuient la plupart du temps. La chaussure de vair (ou, par choix du metteur en scène, de verre) sert d’intermédiaire entre les corps féminins et masculins – sauf ceux du groupe sus-mentionné. Les scènes de contact entre les corps sont souvent des scènes de foules, comme lorsque le prince est assailli et apeuré par les prétendantes.

A contrario, quelques exceptions me reviennent en tête : comme le père et la fille dans la chambre de cette dernière, qui se consolent et s’étreignent. Il faudrait revoir cette mise en scène pour en dire plus sur ce point.

Cependant, il est une scène particulièrement intéressante sur le sujet des corps : celle de la « forêt », ici transposée dans un décor de cheminées. Là, les corps ne se percutent pas. Les danseurs lisent des livres – des gros livres rouges et dorés, les livres dont Laurent Pelly se souvient dans le programme du spectacle en expliquant que c’est le souvenir des contes de Perrault illustrés par Gustave Doré qui l’a marqué. Ils lisent ces livres et se croisent, s’enlacent dans jamais se percuter, se soulèvent – la danse est très classique. Cette scène est celle du rêve, aidée par la littérature. La fée elle-même, lorsque le décor bouge, est juchée sur une cheminée et lit un livre qu’elle reposera ensuite sur un tas de bouquins posés près d’elle. Le corps est compris comme une simple contingence matérielle alors que le centre de gravité des personnages se situe dans leur capacité à rêver, à se projeter dans un ailleurs, dans un rêve tant désiré qui est un rêve d’amour – oui, je sais, c’est un peu niais… mais il me semble qu’il s’agit d’une interprétation crédible de cette mise en scène.

Dans ce Cendrillon, le livre et les mots sont partout ; ils aident au rêve et le justifient aussi bien pour les personnages que pour le spectateur. Le rideau est une partie du décor qui s’ouvrira ensuite, porteur du début de quelques chapitres du conte. Le mot prend la place du décor, vient soutenir l’action. Et si le Prince Charmant n’a pas de nom, s’assied sur un fauteuil portant ces mots, c’est parce que l’expression est lexicalisée dans l’imaginaire féérique : pas besoin de plus.

Les mots portent le sens des situation. Ainsi, le décor du palais est le même que celui de l’hôtel particulier où vit Cendrillon, sauf que le fond de scène est remplacé par un double portail monumentale composé des lettres « portes du palais ». Les chaises sur lesquelles s’installent parfois les personnages portent leurs initiales. Le Carrosse est formé par… le mot carrosse (le C géant crée l’habitacle, les deux rr servent d’assise et le a de dossier). Les cheveux sont en costume d’un tissus imprimé d’un texte (une partie du conte là encore).

L’esprit du conte de fée est de créer une réalité alternative. La formule magique des contes de fées donne chair à la réalité. Le décor, lui, semble donc se payer de mots et donner toute son importance au livret plutôt qu’à la musique ou encore au jeu d’acteur. Un livret qui donne la part belle au conte !

L’opéra et le conte de fée.

Suis-je allé voir un opéra ou un conte de fée ? Cette mise en scène est pleine d’humour et ne trahit pas la partition de Massenet elle-même, qui reste donc très illustrative. D’ailleurs, à la fin, les protagonistes se réunissent dans une sorte de salut où ils nous expliquent en chantant qu’ils ont fait de leur mieux pour nous emmener dans un « pays bleu », un rêve sur scène. Je ne me résous pas à dire que le rôle de l’opéra est assumé, car même le personnage de la fée jouant au chef d’orchestre juchée sur une tour de livres géants renvoie encore une fois à la farce. Il y a quelque chose de baroque dans l’aller-retour entre la réalité quasi brechtienne de cette mise en scène et le pouvoir total conféré aux mots, renforcés par les avatars cités plus haut.

Alors, qu’est-ce qui nous pousse à aller voir cet opéra ? Quel sens cela prend-il dans l’économie globale de la culture actuellement ? L’Opéra de Lille assume un rôle de démocratisation en proposant des opéras plus accessibles, comme celui-ci : des opéras qui s’assument comme des divertissements de qualité, issus d’une histoire de l’opéra et de la musique classique et très inspirés de la culture collective (je n’irai pas jusqu’à dire populaire sans mener de recherche). Une telle mise en scène à tiroirs me donne une sensation d’avoir la possibilité de réaliser plusieurs niveaux de lecture avec l’aval du metteur en scène – chose assez rare dans un monde où le contrôle complet sur ses créations se fait sentir.

En mettant en scène ce conte de fée et en assumant les différents niveaux que j’ai essayé de mettre en avant, l’Opéra de Lille chercherait à dédramatiser l’opéra sans la trahir. Un tour de force que je trouve particulièrement réussi car non seulement ces différentes lectures peuvent s’effectuer les unes indépendamment des autres, mais également car elles peuvent se nourrir pour un spectateur qui, même sans les clefs de l’opéra classique, pourra se poser des questions sur une mise en scène qui se lit facilement – littéralement, oserais-je dire. Que l’Opéra de Lille ait en plus choisi ce dernier rendez-vous de saison pour programmer une journée porte ouverte prend tout son sens.

Ce Cendrillon mérite vraiment qu’on s’y attarde. Le plaisir divertissant qu’il procure se double d’un véritable plaisir interprétatif. Si l’on y cherche autre chose que la musique, il peut être à mon sens considéré comme d’une grande qualité, même s’il faut noter que la partition est servie par impeccable orchestre national de Lille et quelques voix dont on ne peut que louer la qualité.