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Le Community Manager est-il toujours une bête politique ?

Il y a encore des gens pour se poser la question du rôle du Community Manager… Et tant mieux ! Car si celle-ci est un peu passée de mode, force est de constater qu’elle est toujours d’actualité et que, surtout, elle n’a pas été correctement traitée.
Car enfin, que le Community Manager s’occupe de la marque, crée de l’engagement, réponde aux exigences techniques des plateformes sociales, effectue une veille numérique, traduise la stratégie de la marque sur les platerformes externes, élargisse le public ou la clientèle, serve de SAV,… bref, quelles que soient les missions, les vertus ou les quelques défauts qu’on lui accorde, le Community Manager n’est à mon sens pas suffisamment vu comme l’agitateur politique d’une communauté qu’il ne contrôle pas. Je vais tenter de m’en expliquer ici, en prenant particulièrement en compte le contexte des CM travaillant dans le milieu culturel bien que la réflexion puisse déborder ce cadre.

Des douze petits travaux aux grandes perspectives.

Si cette approche vous parait ambiguë ou idéologique (ouais, je suis sûr que certains le pensent), je vais partir d’un des rôles qu’on attribue classiquement au CM dans ce contexte : celui de curateur de contenus. Bon, je suis sûr que vous n’avez rien à redire là-dessus, car dans la bataille féroce que les institutions mènent dans le contexte d’une économie de l’attention sur-sollicitée, il est sûr que le Community Manager est sans aucun doute une arme efficace pour donner du sens et prioriser l’infobésité ambiante.
Mais déjà un présupposé essentiel de l’action du Community Manager dans ce rôle apparait : l’abolition du dispositif spectaculaire que représente la scénographie muséale (Eh, quoi ? Qu’elle soit plus ou moins interactive, avouez qu’une scénographie vous enjoint rarement à tâter du marbre des sculptures antiques – faites sans imprimantes 3D – ou manipuler d’antédiluviens gramophones – l’iPod de l’époque… Il s’agit donc bien d’une mise à distance du visiteur, d’un dispositif du spectacle). Or, justement, même si le mouvement est encore trop peu présent dans nos médias culturels numériques, cette manipulation devient un enjeu important : depuis le zoom, niveau primaire et nécessaire qu’on retrouve souvent sur tablette (la RMN a montré l’exemple), jusqu’au studio de création (le RijksMuseum en fait une démonstration tonitruante), en passant par l’accessibilité des données (pensons à la BNF), le mouvement d’une disponibilité numérique de l’œuvre est en marche.

Et sur ce point, permettez-moi de citer Jacques Rancière, pour faire un parallèle entre ce mouvement de disponibilité numérique non spectaculaire des données et ressources culturelles, et la réforme du théâtre dont il explique le rôle dans Le Spectateur émancipé à travers l’exemple de la performance notamment :

« Car le refus de la médiation, le refus d’un tiers, c’est l’affirmation d’une essence communautaire du théâtre comme tel. Moins le dramaturge sait ce qu’il veut que fasse le collectif des spectateurs, plus il sait qu’ils doivent en tout cas agir comme un collectif, transformer leur agrégation en communauté. »

Rancière propose ici un rapport entre le producteur de contenu (ici, l’artiste même, sans médiation donc, mais aussi sans industrie de par la nature du théâtre d’une part, mais aussi la casse du dispositif spectaculaire lui-même) et sa réception. Pour ce qui est de la libération de la donnée culturelle, on ne pourra pas dire qu’il existe un grand dessein commun, n’est-ce pas ? Ce n’est ni Etalab, ni l’Acte II de l’exception culturelle ni enfin Hadopi qui nous aurons donné des axes de travail.

Le rapport d’appropriation dont parle Rancière se fait dans la collectivité de la réaction à l’œuvre, dans un dessein qui s’agence socialement par la proximité des corps. Si on en revient sur la création d’un public de manière classique, on peut rapprocher cet effet de proximité de ce que le Community Management vient aider à la création d’un public dans l’espace numérique – un espace qui semble moins propre en premier lieu à lier les corps.

 

Les publics ? Ils sont légions !

Un peu plus loin dans le même texte, on peut lire ceci à propos de la différence entre la capacité du théâtre à être communautaire face à celle de la télévision à l’être, par exemple :

« Ce quelque chose, je crois, est seulement la présupposition que le théâtre est communautaire par lui-même. Cette présupposition continue à devancer la performance théâtrale et à anticiper ses effets. Mais dans un théâtre, devant une performance, tout comme dans un musée, une école ou une rue, il n’y a jamais que des individus qui tracent leur propre chemin dans la forêt des choses, des actes et des signes qui leur font face ou les entourent. Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à leur qualité de membre d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité. C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre. Ce pouvoir commun de l’égalité des intelligences lie des individus, leur fait échanger leurs aventures intellectuelles, pour autant qu’il les tient séparés les uns des autres, également capables d’utiliser le pouvoir de tous pour tracer leur chemin propre. Ce que nos performances vérifient […] n’est pas notre participation à un pouvoir incarné dans la communauté. C’est la capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre. »

L’ultime référence se rapporte de manière très intéressante à l’espace numérique, où l’anonyme est celui d’à-côté, de distant et d’insaisissable, tant que le Community Manager ne l’a pas rapproché, ne nous l’a pas fait connaître (ou qu’on le connaisse déjà par ailleurs). Sur les RSN comme dans la vie, c’est finalement assez rarement qu’on va aborder celui qui a liké le tableau ou qui se délecte visiblement de sa contemplation en visitant l’exposition.

Le rôle du Community Manager n’est pas que d’animer la communauté. Cette animation a un rôle certain, au niveau de la marque, de la médiation, etc., je ne reviens pas dessus. Mais elle a surtout le rôle d’un dispositif spectaculaire : elle crée de l’émotion ou de la réaction commune et aura par là tendance à créer des liens interpersonnels que la distance numérique aurait empêché (osé-je dire la « solitude numérique », pour reprendre Wolton, sans y croire totalement ?). Le CM d’institution culturelle est donc un ciment communautaire, mais au fond pas de sa propre communauté. Il est le ciment d’une communauté qui le dépasse autant qu’elle peut dépasser sa propre institution, et pourquoi pas un jour carrément la déborder. C’est pourquoi le CM doit pouvoir également se sortir de sa propre communauté pour aller voir ce monstre qu’il a créé (Elle n’existera que s’il est bon dans la création de ce dispositif spectaculaire ! Sinon, rien ne ressortira du magma informe des sensations et réactions trop hétérogènes qui n’auront jamais réussi à créer des réactions quelconques).

Avouons que la création d’une telle communauté est difficile, surtout pour un CM qui travaillerait avec des matériaux très hétérogènes, ou encore des matériaux documentaires, etc. le CM devra avoir des approches logiques pour toucher au sensible – j’avoue que la mise en œuvre de ce projet me donne moi-même le vertige. C’est pourquoi l’on constate que pour mettre le pied à l’étrier, le CM aura souvent recours à l’expédient facile mais efficace de réunir physiquement les gens et de les faire boire (quand il le peut). Parfois, il les mettra aussi en contact avec les contenus qu’il est sensé mettre en avant et attendra de la puissance esthétique du travail présenté dans le cadre d’une scénographie dont il n’est nullement responsable, de l’évocation historique, de la force sociale des avatars culturels, qu’ils fassent leur effet sur ce petit monde rassemblé dans cet autre dispositif spectaculaire qu’est le musée.

Dans CM, il y a peut-être Média..

Ce n’est pas pour rien que les musées à l’heure du numérique ont un devenir média si fort ! Car le média est un dispositif spectaculaire qui cherche à recréer l’espace théâtral, l’espace initial du public qu’on retrouvait aussi il y a quelques siècles dans la lecture communautaire du journal. Que les médias aient ou non réussi à cet exercice est une question fondamentale, qui nous renvoie aux expériences de la TV connectée et… du Community Management ! Car, le devenir média de l’institution culturelle n’est pas celui d’un ORTF ou d’un quotidien dont les tirages s’effondrent : il est bien le devenir média-connecté, inscrit dans des flux nouveaux et des approches pervasives, où la culture irrigue le quotidien de nos vies (ah, avant-gardistes, voyez ce que le monde est (re)devenu !) et où l’on pêchera les quelques objets qui nous intéressent au moment où nous en aurons l’envie. Et si le CM peut réaliser une part de la curation nécessaire à la compréhension de ce flot, ce n’est là qu’une part infime de son travail dont la partie principale mais souvent encore ignorée est de produire un public (ou d’ailleurs une multiplicité de cette unité active qu’on appelle « public » au singulier et qui se différencie « des publics » segmentés de la médiation). Parfois, la création de ce public se fait sans le Deus Ex Machina du CM, mais alors il s’agit sans nul doute d’un élément exogène aux RSN qui y entre par la puissance de sa déflagration et vient, de lui-même, produire la réaction, le choc dont je parlais plus haut, qui crée le public. S’il peut être esthétique, il peut aussi être purement politique, comme on l’a vu au moment des révolutions du printemps arabe.

Christophe Honore le Nouveau Roman

En ce moment, le théâtre de La Colline présente Nouveau Roman, mis en scène et écrit par Christophe Honoré. Introduire cette pièce n’est pas une chose facile car elle brasse tant de références et permet tant de points d’accroche qu’il est difficile de commencer… Mais je vais tenter quelque chose qui corresponde simplement à mon « envie d’écrire sur », puisque l’une des leçons à tirer du nouveau roman selon cette pièce c’est justement la soif de n’avoir aucune contrainte que l’objet qu’on tente de faire passer….

Christophe, qu’as-tu donc fait ?

Ce n’est certainement pas la chose la plus importante du spectacle… Quoique… En tout cas, je ne connaissais pas ce Christophe Honoré, celui d’un certain retour moral. J’y vais un peu fort ? Sûrement. Mais de la part d’un auteur aussi inscrit dans la culture LGBT, j’ai été mal à l’aise devant une scène très décevante où l’homosexualité de Pinget est traitée de manière solennelle : douloureux problème où l’on parle de la discrétion des auteurs de ce temps sur la question…. Pour un grand public, la scène semblera certainement justifiée et profonde : l’homosexuel qui se met à nu, quelle profondeur, quelle beauté symbolique ! Ou alors on peut aussi penser que ça rappelle un peu Polnareff (« je suis un homme, je suis un homme, quoi de plus naturel en somme ?! « ) et là on perd en crédibilité sur le sujet. Avec mon regard sensible à ces analyses, cette scène tiendrait plutôt de l’exhibition, du zoo humain : ce n’est pas son masque social que Pinget défait, il ne se drape pas dans la dignité de son corps semblable à celui des autres – quoi, faut-il encore le prouver ?! Non, il retire sa dignité d’être humain. Le seul nu sur scène, c’est l’homosexuel, parmi des hétéros (et un autre homo, Ollier, ceci dit) qui observeront, habillés, pendant que Pinget ramassera piteusement ses habits noirs. On peine à croire qu’Honoré a commis ça.

Même la scène traitant de la sexualité de Robbe-Grillet est plus digne, pourtant l’homme ne ressort pas grandi de la pièce. Si le même voyeurisme gênant empreint d’une fausse impudeur pourtant pleine de clichés est à l’oeuvre lorsque ses pratiques SM sont abordées, celles-ci s’inscrivent dans un discours sur l’impuissance et la domination de sa femme, présentée au fond comme encore plus impuissantes – les rumeurs, me dit-on avec facétie, la créditent pourtant d’un rôle plus actif jusque récemment. Point de salut pour les déviants : ils portent les stigmates d’une différence qui s’inscrit pour elle-même. Ces différences justifient à elles seules les quasi uniques digressions biographiques sur les auteurs, que ne justifient pas la pièce – c’est dommage, car elles représentent la seule entorse à une écriture et une mise en scène cohérente avec les pratiques actuelles et le sujet abordé.

L’acteur est un objet, le cyborg aussi.

Mise à part ces scènes qui pèchent tant par leur traitement que par leur mise en scène (ou alors je n’ai pas compris le second degré ?), le reste de la mise en scène est heureusement impeccable, fait de ce fourmillement et des petits couacs qui donnent du réel sur scène. Ce même réel spectaculaire, artificiel au point d’en devenir concret, qui ouvre le spectacle et revient parfois en cassant le rôle de l’acteur et en le faisant parler en tant que tel : « Christophe est timide – je suis son frère et il m’a demandé de vous introduire cette pièce par un petit discours en dehors de la pièce ». D’autres mélanges du réel au narratif existent, comme lorsque, plus tard, le personnage Sarraute répond à la voix de Huppert pour une interview des Cahiers du cinéma en cet instant qui traite du métier d’acteur. Je ne peux m’empêcher de penser aux Pirandello joués sur cette même scène, surtout quand tous les acteurs sont droits comme des monolithes au moment où les personnages, ces auteurs du nouveau roman, nous parlent de la figure de ce qu’est un personnage, tournés dos à nous. Ou de même, opposés au spectateur mais comme reflété face à lui, tout de même, grâce à une caméra, quand autour d’une table ils dissertent du mot « objet ».

Au milieu de la pièce, comme pour éviter un entracte mais relâcher l’attention, Christophe Honoré a ménagé un instant interactif. Ce dispositif, où bien sûr personne ou presque ne prend finalement la parole dans le public, est un temps de réflexivité. Je ne crois pas que le metteur en scène avait la naïveté de penser qu’il fonctionnerait comme un forum, mais il permet une fois encore de détruire le personnage pour le mélanger à l’acteur, de relier le performatif de l’écriture théâtrale dans un mouvement proche de la performativité du nouveau roman.

D’autres dispositifs déjà vus mais pas souvent utilisés sur scène sont présents dans cette mise en scène : sur des écrans, Christophe Honore fait parler des invités sous un mode documentaire. Les espaces comme les formes d’apparition des différents types de discours et des différentes théâtralités se mêlent sans se mélanger, reposent sur de l’image et des dispositifs augmentés. Le choix du son amplifié à la Colline trouve une continuité dans d’autres dispositifs récurrents des metteurs en scènes qui investissent le plateau. En posant toujours et encore la question de l’acteur et en n’hésitant pas à faire appel à des logiques issues des cultures numériques que je tente à longueur de texte d’expliquer ici, ces metteurs en scènes comme Christophe Honoré montrent combien l’acteur est un personnage cyborg, un homme composé de différents ajouts exogènes, non naturels, depuis le récit jusqu’à la mise en scène en passant par différents instruments – mais ces metteurs en scène ont pour l’instant une culture suffisamment classique pour ne pas les exploiter comme ils le pourraient. « Tout est vrai, mais je ne reconnais rien aurait dit Catherine Robbe-Grillet.

D’une guerre à une bataille.

Sans pathos mais avec une empathie profonde les sujets traitant de la guerre, les marques laissées par l’histoire à ces écrivains incarnés par des acteurs jeunes et beaux traversent la pièce. La fin, rubrique nécrologique, est une tentative désespérée et inutile de donner de la grandeur à une pièce qui n’en a pas besoin, proche du spectateur par son rythme et ses astuces scéniques : une sorte de documentaire d’un nouveau genre qui oublie la reconstitution pour nous faire connaître les hommes et femmes plutôt que les personnages. En effet, c’est ce que permet cet effondrement du personnage et de l’acteur: une présence réelle et charnelle, sentimentale, qui est en fait porté par des jeux d’acteurs d’une perfection et d’une sincérité sans faille.

La guerre arrive presque par incidence dans la pièce : Duras explique qu’elle n’aurait jamais écrit à ce propos si on ne lui avait pas commandé Hiroshima mon amour (le livre qui pourtant a motivé l’écriture de la pièce dans le sens où il fut la révélation d’Honoré au temps du collège). L’intervention de Simon réserve une part importante à la thématique, puisqu’en traversant la scène dans un pas chassé psalmodique, le personnage le représentant déclame avec puissance un extrait de son oeuvre décrivant la débandade coupable de généraux lors d’une bataille mortelle.

Honoré met donc en avant l’impensé de la guerre dans l’oeuvre du nouveau roman en lui donnant l’importance d’un acte fondateur, comme il l’aura été pour Dada. D’autres absents ne figurent pas sur scène,  panthéon de la mythologie des écrivains du nouveau roman. Beckett ne fait son apparition que par l’intermédiaire d’une photo sur une porte restée la plupart du temps fermée, et par les propos des personnages – dont une tirade de Jérôme Lindon qui justement traite du rapport du sacré au profane qu’entretient forcément le corps d’un écrivain de cette importance. Le conflit entre l’auteur et l’éditeur, qui sourd sans jamais éclater sur ces termes mis à part quelques échanges où le rôle paternel de Lindon est disputé à son rôle de chef d’entreprise, faisant des auteurs de simples ouvriers de l’édition (« vous avez le même patron, c’est lui qui vous signe vos chèques »)…

Mais le plus grand absent de cette pièce est celui qui a été le plus grand absent des écrivains du nouveau roman : le sentiment de cohésion. Il échappe aux protagonistes qui tentent de le saisir dans des démarches personnelles, essayent de le fuir en le mettant à l’écart par des actes absurdes, l’abhorrent autant qu’ils le désirent. Honoré a su mettre en place le conflit structurant sans réellement le représenter, jouant en finesses avec les absences et les présences d’un récit construit sur la documentation subjective et collective.

Nouveau roman traître de ces hommes et femmes, sait aborder des sujets qui les informent tels que le rapport à aux figures tutélaires de Beckett ou de Lindon. Mais jamais il ne dévient lénifiant, jamais il ne perd de vue ce pré-requis qu’il veut expliquer : l’écriture est d’abord une re-création de la réalité. Et pour cette pièce, on peut dire que c’est aussi une réussite.

Karel Capek, R.U.R

Je voulais le lire depuis longtemps… voilà qui est fait. Comment est-il possible de comprendre ce que la robotique est aujourd’hui dans l’imaginaire populaire sans en lire l’un des textes fondateurs ? Bien sûr, il serait nécessaire de comprendre plus largement encore le contexte de la rédaction de cette pièce de 1920. L’après guerre, par exemple, donne bien sûr des clefs de compréhension mais il faudrait encore mener des recherches sur le contexte précis. Notons par exemple que Métropolis, de Fritz Lang est sorti quelques années plus tard, en 1927, prolongeant une partie du regard que l’on peut trouver chez Capek.

Toujours est-il que ce premier texte faisant apparaître des robots dresse des traits de caractère intéressants à noter.  D’ailleurs cette édition Minos / La Différence en manque clairement un : la ressemblance charnelle avec l’être humain. Car le robot de Rossum, l’inventeur du processus de recréation de la vie, n’est pas mécanique. Le début de la pièce ne fait pas à mon sens de parallèle biblique, qui n’intervient qu’au fur et à mesure pour culminer à la fin :

« Va, Adam. Va, Ève. Tu seras sa femme. Et toi tu seras son mari. […] / Jour de grâce ! (Il se dirige lentement verssa table de travail et vide les éprouvettes par terre.) Ô joie du sixième jour ! (Il s’assied au bureau et jette les livres par terre. Puis ouvre la bible, il la feuillette et lit.) Et Dieu créa l’homme à son image […]”

Évidemment, le potentiel démiurgique de l’Homme est intéressant à traiter. mais je trouve plus intéressant de montrer comment justement l’homme, le personnage masculin de la pièce, crée la femme dans une optique toute différente que l’Ève issue de la côte d’Adam.

Mais cette évolution est toute relative car elle sert cette fois-ci non pas un discours tout à fait sexiste, mais encore un propos hétéronormé machiste, centré sur l’utilité de procréer et l’instrumentalisation de la femme.

Ce n’est pas de la femme que vient la révolte… Même si Hélène Glory vient sur le site de production des robots R.U.R dans le but de soulever une révolte, son jugement est dès le début biaisé et conduit par le sentimentalisme… Des caractères bien évidemment classiquement attribués aux personnages féminins de manière traditionnelle.
Dès les premiers instants, comme un objet, la femme est renvoyée à son usage. Coincés dans un monde de chair artificielle et d’hommes, les dirigeants de l’usine émettent comme une évidence que cette première belle femme à les visiter depuis longtemps ne quittera pas l’île et devra se marier à l’un d’eux sinon à tous. Il est intéressant de noter que c’est dans le prologue que tout se noue, notamment dans le parallèle femme-robot, mais aussi la querelle des anciens et des jeunes montrant la dérive industrieuse d’un rêve humaniste.

« Le jeune, mademoiselle, c’était l’ère nouvelle. L’ère de la production qui a suivi l’ère su savoir »

Le premier contact d’Hélène avec un robot se fait avec un robot femme, après que Domin, directeur des entreprises R.U.R a expliqué combien les robots étaient en réalité seulement des outils… Lorsqu’elle refusera de croire à la qualité robotique de la servante qui lui est présentée, ce n’est pas le rire qui sera le déterminant de l’humanité ou de la non-humanité, mais la peur de la mort. Vient ensuite le moment de parler de leur fabrication, alors que la discussion sur l’achat a précédé (« Hélène: J’ai vu les premiers robots chez nous. L’administration de la ville les a achetés… Enfin, je veux dire engagés. / Domin: Achetés, mademoiselle. Les robots s’achètent. »).

C’est donc en quelque sorte sur un parallélisme de forme qu’on présente robots et femmes. Leur humanité se fait sur les usages que la société a de l’un et de l’autre. D’ailleurs, ces usages correspondent à l’habitude: des robots femmes n’ont aucune autre distinction que physique, la demande de tels modèles correspondant à l’habitude de voir des femmes dans certains rôles.

On aurait pu ici mobiliser les théories du cyber-féminisme, mais justement le dispositif les rejette intégralement. Il nie la distinction homme femme en l’invisibilisant, la rendant seulement objet de préférences esthétiques dans un même mouvement qui donne au lecteur contemporain les clefs de cette distinction.

Cette dialectique robot-femme passe en second plan d’une autre dialectique mettant en scène travail robotique – travail humain, qui semble être l’enjeux du texte dans une période industrielle dont on sait que ses prérequis mèneront à des logiques déshumanisées au plus haut degré. Et là encore un point de vue genré se fait jour. Hélène représente la league de l’humanité, fondée sur le sentiment et le respect de la vie et des valeurs humanistes face à la logique froide des directeurs de R.U.R. Il y a une lutte entre tenants d’une éthique maximaliste et minimaliste, une approche par le care d’une côté, systèmique de l’autre.

« Dr Gall: […] Ce que je fais maintenant, ce sont des expériences sur le système nerveux qui devraient les rendre sensibles à la douleur. / […] Hélène : Mais pourquoi ? Pourquoi la douleur si vous ne leur donnez pas d’âme ? / Dr Gall: Pour des raisons industrielles mademoiselle. Les robots se blessent parfois parce qu’ils ne ressentent pas la douleur […] Hélène: Seront-ils plus heureux ? »

Cette logique systèmique comprend la guerre, remettant encore en jeu les tenants du progrès d’un côté, partisans d’un nouveau système économique où l’homme est oisif (« Les ouvriers n’auront plus de travail mais le travail n’existera plus » p.61), se consacrant exclusivement à ce qui le rend meilleur.

On repère bien là encore un désir productiviste dans la doctrine systèmique, même lorsqu’elle veut se ranger du côté de l’humanité. Quant à la guerre inévitable entre machines et humains, elle est vue comme un passage quasiment négligeable; la marche du progrès ne peut être entravée. Au même titre que la volonté des hommes présents sur l’île de faire d’ Hélène leur femme.

Le prologue est long, le premier acte prépare le drame que voit se produire le deuxième acte. Le troisième acte est une justification de l’inéluctable. La société n’est rien face à l’amour, qui est la force universelle. Le dernier humain sur terre retrouve la foi en dieu grâce aux deux premiers robots (homme/femme… Pourtant, quelle distinction?) qui se protègent, éprouvent la peur et la compassion l’un pour l’autre. Ce dernier humain, le seul à travailler de ses mains comme passe-temps qui lui valu d’être reconnu comme un robot plutôt qu’un humain, est ensuite considéré comme un dieu, seul capable de retrouver les secrets de fabrication perdus des robots (brûlés par Hélène par égoïsme compassionnel).

Comme dans le prologue, c’est l’acte de dissection qui va être l’enjeu de la découverte de l’humanité. Cette fois-ci les robots ont peur de la mort – de la mort de l’autre. Ce n’est pas le secret de la vie retrouvé qui va clore le récit, mais le rire cette fois. Au-delà de la peur de la mort, c’est le rire qui est le marqueur définitif d’une humanité robotique et charnelle, sexuée mais infertile, dans laquelle on retrouve en germe la société conflictuelle des humains.